• STORY BY WAAW #4

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EPISODE 4

 

Mon fils pèse tellement lourd dans mes bras que les quelques mètres qui séparent la crèche du WAAW me paraissent insurmontables. Il me fixe avec sa petite bouille calme pendant que j'avance péniblement en essayant de faire le compte des heures où j'ai réellement dormi cette nuit.
Au bout de la rue Pastoret, j'aperçois la terrasse bondée du WAAW, quelques pas encore et on pourra enfin se poser. Ça me fait toujours ce même effet où l'étonnement et la fierté se mélangent quand je vois ce qu'on a réussi à faire de ce lieu, un endroit où anonymes et amis se retrouvent comme en famille quasiment tous les jours. C'est mon autre bébé, d'une certaine manière. En tout cas celui qui s'agite maintenant dans mes bras m'a bien occupée ces derniers mois, et je réalise en m'approchant des tables que je ne reconnais pas la plupart des visages.

Je suis à la bourre, on a une réunion d'équipe pour mettre au point les derniers détails de Ink You So Much, un apéro autour du flash tatoo qui nous a été inspiré par notre serveur Marian et qui a lieu samedi. L'évènement colle étrangement bien avec cette histoire qui obsède tout le monde au WAAW, les retrouvailles impossibles entre Ariane la tatouée et Icare le routard. Il faut bien avouer qu'on l'organise aussi un peu dans l'espoir qu'ils y viennent tous les deux.
Moi, cette affaire, je l'ai suivie de loin, je sais juste qu'au moment où Icare a enfin compris qu'Ariane passait sa vie à l'attendre au WAAW, elle a disparu quelques jours pour aller bosser dans les Alpes. La malédiction, quoi.  Du coup on est tous déterminés à communiquer un max sur l'évènement, c'est un peu notre dernière chance de les réunir et il n'est pas question de la laisser passer.

Je rentre dans le WAAW en évitant de passer par la case des 3000 bises en terrasse, pas le courage, et si tout le monde commence à tripatouiller les joues de mon fils je vais finir par arriver après la réunion.
Ils sont tous là, l'équipe et quelques habitués alignés au comptoir. J'aimerais bien dire qu'ils m'attendaient avec impatience, mais ils fixent tous quelque chose par dessus mon épaule et j'ai plutôt l'impression de leur boucher la vue. Ben Muller pose sa chouffe sur le comptoir et fait un signe du menton pour m'indiquer une table à l'extérieur. Je me retourne et je comprends tout de suite : ils sont là !
Elle, longue, rousse, ce fameux coquelicot géant qui enflamme son épaule, et lui, assez quelconque, les cheveux un peu trop longs et un sac plutôt crade posé à ses pieds. Ils ont un air étrangement sérieux, mais je n'ai jamais vu deux personnes se regarder comme ça. Ils font littéralement l'amour avec leurs yeux, c'est limite gênant.
Je ne sais pas pourquoi mais je chuchote presque quand je demande à Ben si il sait ce qu'il se passe.
- C'est pas faute d'essayer mais on n'entend rien d'ici... Tout ce qu'on sait c'est qu'ils se sont retrouvés à la soirée de clôture de MP 2018 et qu'ils sont là depuis l'ouverture. Faudra qu'on m'explique pourquoi ils tirent une gueule pareille, tu parles d'un happy end, franchement il est en bois votre feuilleton de l'été !

Qu'à cela ne tienne, si personne ne se sent de mettre les pieds dans le plat, je m'en charge ! Je colle mon fils dans les bras de Kannan qui sursaute presque tellement il est absorbé par ce qui se passe à la table, et je file m'asseoir à côté d'Ariane, l'air de rien.
- Salut ! Je vois que tu as un super tatouage, je ne sais pas si vous êtes au courant mais on organise un événement samedi avec trois tatoueurs marseillais, ça pourrait t'intéresser !

Je déroule mon laïus en souriant et les deux me regardent comme si le room-service était rentré par effraction dans leur suite en pleine lune de miel.
Les lèvres d'Ariane tremblent un peu. Icare me fixe tristement et met un temps fou à articuler sa réponse, avec un accent impossible à identifier.
- Samedi je serai dans l'avion. J'ai repoussé mon retour trois fois, si je ne prends pas ce vol je perds mon billet.
Je vois leurs mains se serrer un peu plus sur la table, les grands yeux d'Ariane se voilent. Bien joué, je suis super mal à l'aise, j'aimerais disparaître sous la table mais impossible de me lever. Je regarde autour de moi comme pour chercher de l'aide, et mes yeux se plantent dans ceux d'un mec tout seul à la table d'à côté qui a l'air d'écouter la conversation depuis un bon moment.
Il saute sur l'occasion.
- Non mais les enfants, vous déconnez là non ? Vous savez combien on est, là, à attendre de vous voir réunis ici depuis juillet ?
J'hallucine, le mec se croit carrément devant Plus Belle la Vie. En termes de pieds dans le plat, je crois que j'ai trouvé mon maître.
Ariane balbutie quelque chose, mais le type lui coupe carrément la parole et s'adresse à Icare.
- Alors toi, mon pote, t'es gentil, tu te poses et tu réfléchis 5 minutes. Qu'est-ce ce qui t'attends de si génial dans ton bled ? C'est pas cool ici ? T'as pas envie de tenter ta chance dans le coin ? Tu veux passer ta vie à te mordre les doigts d'avoir laissé faner ton coquelicot ?
Ariane lâche un « vous êtes gonflé » un peu offusqué, mais franchement ça ressemble plus à un « merci, insistez encore un peu je vous en supplie !». Icare le regarde éberlué, c'est clair qu'il ne trouve pas grand-chose à répondre, il a l'air complètement largué le pauvre.

Fred, qui se balade l'air de rien depuis quelques minutes de table en table, s'approche lentement et se plante devant nous avec un air de sale gosse qui prépare un bon coup. Il me fixe d'un air appuyé et me dit un peu trop fort en détachant bien les syllabes :
- Faudra penser à aborder la question des extras pendant la réunion. On a besoin de renfort pour samedi, et va nous falloir du monde pour Viva Villa !, non ? Des gens qui parlent plusieurs langues, ce serait l'idéal.

Je lui souris, et l'inconnu solitaire de la table d'à côté lui sourit aussi. Y'a pas à dire, dans la catégorie « gros sabots », on est plusieurs en lice.
Ariane et Icare nous regardent successivement comme des gamins qui auraient croisé deux Pères Noël pour le prix d'un, et je vois leurs mains se chercher un peu maladroitement sur la table.
Je me lève pour suivre Fred à l'intérieur, et au dernier moment je me retourne vers Icare, qui ne m'a pas quittée des yeux. Je prends l'air le plus confiant possible et je lui lance comme si c'était une évidence :
- Alors, on se dit à samedi ?

 


Je récupère un demi au passage derrière le comptoir et en profite pour marmonner à Adèle: "Ça serait quand même bien si Sandra levait la tête de sa compta et nous faisait profiter de sa plume pour écrire une histoire avec tout ça!"

 

 

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